Certains avocats, débordés par le nombre d’affaires, n’hésitent plus à refuser les dossiers « les moins pertinents ». Ils dénoncent une instrumentalisation de la justice.
Tout a commencé par un simple message composé de moins de 280 caractères. Le 21 février 2020, l’humoriste Yassine Belattar écrit sur Twitter un post moqueur s’adressant au chroniqueur d’extrême droite Jean Messiha, le comparant notamment à un « chameau ». Le principal intéressé, alors membre du bureau politique du Rassemblement national, ne tarde pas à réagir sur le réseau social. « Allô SOS Racisme ? Allô la Licra ? Je suis victime de propos racistes sur Twitter. Vous pouvez vous constituer partie civile avec moi ? », s’indigne-t-il, appelant les deux associations antiracistes à la rescousse. « Cher Jean Messiha, je pense que la Licra sera heureuse de se constituer auprès de SOS Racisme afin de mettre fin à l’odieuse comparaison entre vous et un chameau. Cette comparaison est infamante pour les chameaux », répond alors Dominique Sopo, président de SOS Racisme. Messiha, coutumier des polémiques sur le réseau social, ne tarde pas à attaquer en justice ce dernier pour injure à caractère raciste. « Il y a eu une mise en examen automatique, comme c’est généralement le cas pour ce type d’affaires, et cela a fait le tour des réseaux sociaux… Alors même que Jean Messiha et son avocat ne se sont pas présentés à l’audience, et que l’affaire a ensuite été radiée définitivement », assure Me Patrick Klugman, avocat de Dominique Sopo dans cette affaire. « Voilà comment on instrumentalise la justice ».
L’homme est catégorique : depuis plusieurs années, le nombre de polémiques débutées sur Twitter et qui se terminent devant le tribunal « augmente à mesure que la vie virtuelle prend de l’importance ». Il suffit ainsi de quelques mots, d’insultes lancées via écrans interposés, ou parfois d’accusations – avec ou sans fondements – postées à la vue de tous, pour que la portée de simples tweets devienne incontrôlable. « Twitter est une source inépuisable de contentieux, et ça ne fait qu’augmenter. Je dirais qu’en dix ans, le nombre d’affaires qui commencent sur les réseaux sociaux et finissent devant la justice a été multiplié par dix », estime Thierry Vallat, avocat au barreau de Paris et spécialiste des droits du numérique.
« Presque quotidiennement », l’homme indique être contacté par des clients se disant, « à tort ou à raison », victimes de diffamation, d’injures publiques ou de cyberharcèlement. « Evidemment, il y a des cas gravissimes« , tient-il à souligner, déplorant une haine « sans limites » sur les réseaux sociaux. Mais dans certaines affaires, l’avocat ne cache pas sa lassitude. « Il est très fréquent d’avoir des plaintes pour lesquelles on se demande ce qu’elles viennent faire là. Parfois, on sent que ça ne vole pas très haut », regrette-t-il, osant même la comparaison avec les duels du XIXe siècle. Sur plus de 300 demandes de ce type reçues par an, Thierry Vallat assure ainsi n’accepter que la moitié des affaires. « Je sélectionne les cas les plus graves, car certains essaient malheureusement d’instrumentaliser un peu la justice pour régler leurs conflits personnels. »
« Les affairistes, c’est insupportable »
Dernier exemple en date ? Des altercations entre le rappeur Booba et l’agent d’influenceurs Magali Berdah sur les réseaux sociaux, qui ont été suivies d’une série de plaintes par les deux parties. La polémique remonte à mai dernier, lorsque le chanteur aux 5,7 millions d’abonnés sur Twitter s’en prend à Magali Berdah en publiant sur le réseau la copie d’une ancienne plainte déposée par la femme d’affaires, dans laquelle son adresse personnelle et son numéro de téléphone sont clairement visibles. Depuis, le message a été effacé mais l’agent se dit victime d’un cyberharcèlement massif. « On ne comprend pas vraiment d’où c’est parti, mais ma cliente a été visée par plus d’une cinquantaine de messages de haine en quelques jours visant sa personne, sa profession et son intégrité physique. Ses données personnelles ont été publiées sur les réseaux, il y a eu de la diffamation, du harcèlement. Nous répondons à cela par la justice », confie à L’Express Me Anouck Aragones, avocate de la manageuse.
« Si c’est une sorte de stratégie de communication de la part de Booba, alors il devrait changer de conseiller », tance-t-elle, rappelant que Magali Berdah a porté plainte pour cyberharcèlement et dénonciation calomnieuse, tout en assignant le chanteur au civil pour faire interdire son compte sur les réseaux sociaux. Des attaques auxquelles a rapidement répondu le rappeur, déposant une plainte pour diffamation et dénonciation calomnieuse. « Magali Berdah vit d’un business du bruit qui s’appelle le buzz. Elle a besoin de vacarme et d’agitation en disant n’importe quoi, et nous l’attaquons pour cela », répond Me Patrick Klugman, également avocat de Booba.
Les histoires de plaintes annoncées sans qu’on en n’entende plus jamais parler sont innombrables. Quelques jours avant les élections régionales de 2021, Jordan Bardella assurait ainsi qu’il attaquait Valérie Pécresse en diffamation après que l’équipe de cette dernière a visé des candidats RN sur Twitter, les accusant de « racisme », « antisémitisme », « haine des musulmans » ou « suprémacisme ». Interrogé par L’Express un an plus tard, l’avocat de Valérie Pécresse, Thibault de Montbrial, assure « n’avoir aucune connaissance à ce jour de cette plainte ». En mars 2022, quelques mois avant la présidentielle, Yannick Jadot n’hésitait pas à communiquer sur son litige avec TotalEnergies, entreprise qui l’attaquait en diffamation après que le candidat écologiste l’a accusée, notamment sur Twitter, de soutenir les crimes de guerre en Russie… Plusieurs mois après les faits, aucune des deux parties n’a répondu à nos demandes de précision.
« J’ai décidé de rendre coup pour coup »
Ce 21 juin 2022, le philosophe Raphaël Enthoven a été relaxé des faits d’injure publique à l’égard du journaliste militant Taha Bouhafs, qu’il avait traité de « collabo » de l’islamisme, dans une joute verbale sur le réseau social. En juillet 2020, le président de la Fédération nationale des chasseurs Willy Schraen déposait plainte contre des propos émis sur Twitter par le député Loïc Dombreval, engagé dans la lutte pour le bien-être animal et les droits des animaux : ce dernier a été relaxé en février 2022, mais une procédure d’appel est en cours.
« Il y a des affaires qui méritent d’arriver devant la justice, et puis il y a ces personnes que j’appelle les affairistes, qui enchaînent les dépôts de plainte au moindre message sur Twitter. C’est insupportable », analyse Me Frédéric Douchez, avocat au barreau de Toulouse. « Même si la limite est très fine, il ne faut pas confondre jugement de valeur et diffamation ou injures », martèle-t-il, lassé par les « dizaines de dossiers en diffamation » qu’il traite lui-même pour différents médecins, régulièrement attaqués depuis le Covid par la sphère complotiste et antivax. Son client, Jérôme Marty, médecin généraliste à Fronton (Haute-Garonne) et cible privilégiée des antivax, doit par exemple se défendre contre quatre attaques en diffamation déposées par des internautes sur le thème du Covid. « J’ai décidé de rendre coup pour coup », assume le généraliste, qui n’hésite pas à porter plainte lui aussi quand l’affaire « le vaut ». « Même si je sais reculer et me faire conseiller quand ça n’en vaut pas la peine », précise-t-il.
En août 2021, Jérôme Marty indiquait ainsi sur Twitter qu’il porterait plainte contre Nicolas Dupont-Aignan à la suite d’un post du leader de Debout la France défendant Didier Raoult, et arguant que « les autres [médecins] ont des milliers de morts sur la conscience en confinant [les malades] chez eux avec du Doliprane ». Mais il ne l’a finalement pas fait. « Me Douchez m’a conseillé de m’abstenir, car Dupont-Aignan ne me citait pas nommément. Mais je voulais montrer que ces paroles étaient profondément indignes », lâche le président de l’Union française pour une médecine libre. Pour autant, le médecin ne cache pas son agacement, accusant « ce type de personnalités » d’instrumentaliser la justice. « Ils se targuent ensuite sur Twitter d’avoir porté plainte ou d’avoir mis en examen quelqu’un, ce qui vaut victoire aux yeux de leur clientèle qui ne vérifie jamais rien et prend tout au premier degré… », déplore-t-il.
« Toutes les affaires ne sont pas pertinentes »
Témoin malgré lui du « développement exponentiel » de ces litiges basés sur des messages échangés sur Internet, l’avocat spécialiste du droit de la presse et du numérique Alexandre Lazarègue est partagé. « Il y a d’un côté une vraie libération de la parole des victimes, qui n’hésitent plus à porter plainte et à dénoncer des phénomènes de harcèlement et d’attaques de masse rapides et violentes. Et de l’autre, on flirte parfois avec les guerres d’ego qui se règlent devant les juridictions. » Au-delà des personnalités publiques ou des hommes politiques, l’avocat indique d’ailleurs recevoir régulièrement des demandes d’anonymes, ex-conjoints, collègues ou voisins se disputant sur les réseaux sociaux. « Ils s’invectivent au sujet d’une poubelle mal placée dans une cour d’immeuble, par exemple, et sont prêts à tout pour régler ça devant la justice. Il y a donc, très clairement, des litiges qui n’ont aucun sens et aucun intérêt, et qu’il est nécessaire de filtrer. »
Alexandre Lovato, huissier de justice spécialisé dans les constats sur les réseaux sociaux, voit lui son activité se développer énormément : le nombre de ses dossiers liés à des litiges sur les réseaux sociaux augmenterait d’environ 30 % chaque année. « Toutes les affaires ne sont pas pertinentes, loin de là », souligne-t-il. Contacté par des clients qui souhaitent prouver qu’ils ont été victimes de diffamation, d’atteinte au droit à l’image ou de harcèlement, son but est « d’acter juridiquement ce qui se passe à un moment T sur Internet ». Capter un message avant que ce dernier ne disparaisse ou soit supprimé par son auteur, justifier de la véracité d’un compte ou d’une photo, garantir l’authenticité d’un message… « Tout cela permet ensuite aux victimes de faire valoir leur droit », explique-t-il.
Vice-présidente de l’Union syndicale des magistrats, Cécile Mamelin estime que « la justice n’est pas là pour régler les prises de position caricaturales ou les guerres de communications de certains ». Elle appelle à « réfléchir urgemment à de nouvelles instances de régulation » de ces litiges sur Internet. « On ne peut pas demander à la justice de réguler les réseaux sociaux. Elle arrive souvent trop tard, et avant même que le dossier ne soit traité, le mal est fait », conclut-elle. Un argument dont a parfaitement conscience Loïc Lecouplier, secrétaire général administratif du syndicat de police Alliance. « On sait bien que ces plaintes prennent du temps à être traitées, et qu’elles ne vont d’ailleurs jamais très loin. Mais ce n’est pas pour ça qu’il ne faut pas réagir. On montre qu’on ne laisse pas dire n’importe quoi », explique-t-il à L’Express. En quelques semaines, son organisation a déposé pas moins de trois plaintes contre Jean-Luc Mélenchon pour diffamation et injures publiques à la suite de différents tweets et prises de paroles du leader de La France insoumise, qualifiant notamment le syndicat de « factieux » ou de « petite secte ». « Le procureur nous a orientés vers la citation directe, et nous attendons une condamnation », soutient Loïc Lecouplier. Comme souvent dans ces affaires, pas sûr qu’on entende autant parler du procès que de la plainte.