Considéré comme le plus conservateur de la Cour suprême des Etats-Unis, le juge Clarence Thomas, pourtant issu d’une famille noire et pauvre, est devenu un farouche opposant à toutes les lois sociales. Après l’avortement, il a proposé de revenir sur les droits à la contraception et au mariage pour tous.
epuis qu’il a été nommé juge à la Cour suprême par le président Georges H.W. Bush le 15 octobre 1991, Clarence Thomas a dû souvent se sentir seul. Ce qui, pour un disciple de l’individualisme politique, n’a rien d’infamant. En 2004, il est le seul des neuf magistrats à considérer que le gouvernement fédéral des Etats-Unis a le droit de détenir ses ressortissants à Guantánamo sans contrôle judiciaire. En 2009, il est le seul à estimer que l’obligation faite à une adolescente de 13 ans de se dénuder pour procéder à une fouille au corps n’est pas contraire au IVe amendement, censé pourtant protéger les citoyens des perquisitions et des fouilles abusives.
Et au mois de janvier dernier, il est le seul à s’opposer à la demande d’ouverture des archives présidentielles, dans le cadre de l’enquête sur l’assaut contre le Capitole du 6 janvier 2021, soutenant ainsi l’ancien président Donald Trump. Il faut aussi souligner que sa femme, Ginni Thomas, a multiplié les interventions auprès d’élus ou du chef de cabinet Trump lui-même, pendant plusieurs mois, pour tenter de renverser le résultat de l’élection présidentielle américaine 2020.
Pourtant, vendredi 24 juin, il a dû fortement apprécier que la majorité de ses collègues ait voté, comme lui, sur l’interdiction de l’avortement au niveau fédéral, lui offrant par six voix contre trois le plus beau des cadeaux d’anniversaire. Car, comme un symbole, Clarence Thomas, considéré comme le juge le plus conservateur de la Cour suprême, a fêté ses 74 ans la veille de la décision d’abroger l’arrêt Roe v. Wade, instituant depuis 1973 le droit à l’avortement.
Un libertarien converti au conservatisme
Né le 23 juin 1948 à Pin Point, dans l’Etat de Géorgie, Clarence Thomas vient d’une famille noire et pauvre. Sa jeunesse fut difficile, et la confrontation au racisme permanente. Jusque dans un séminaire du Missouri, où il était entré afin de devenir prêtre et où il ne s’attardera pas. Révolté par les discriminations étatiques que subit la communauté noire, il se lance dans le militantisme et fonde un syndicat noir dans le collège de Sainte-Croix du Massachusetts, dirigé par des jésuites. Soutien actif du mouvement des Black Panthers, il s’oppose à la politique des Etats-Unis, qui coopère alors avec l’Afrique du Sud en dépit du régime d’apartheid.
Loin d’être marxiste comme les théoriciens du Black Panther Party, le jeune Thomas se revendique libertarien, jugeant que le seul rôle des institutions doit être de protéger la liberté de chaque individu. Ainsi, selon cette philosophie, l’avortement, l’euthanasie ou encore la prostitution constituent de bonnes mesures tant que l’individu a le choix d’y recourir ou non. Selon ce principe, tout libertarien devrait donc soutenir l’arrêt Roe v. Wade, puisque celui-ci s’attache au droit à la vie privée d’une femme, libre de décider ou non de poursuivre sa grossesse.
Mais Clarence Thomas a, au fil du temps et de ses lectures, évolué vers un individualisme conservateur, le rendant hostile à toute loi sociale générale susceptible de déformer la Constitution sacrée du pays, qui ne fait aucune référence à l’avortement et qui n’a donc pas à protéger ce droit. Et par un repositionnement philosophique subtil aux grandes conséquences, Clarence Thomas tend à croire que l’abrogation d’une loi sociale donne plus de liberté à l’individu.
Comme si, finalement, le citoyen était plus libre sans l’Etat. Si l’on prend l’exemple de l’avortement, le raisonnement de Thomas est le suivant : la décision de l’autoriser ou de l’interdire doit être entre les mains des représentants directs du peuple, à savoir les gouverneurs de chaque Etat, et non pas être affiliée à une Constitution adoptée en 1789.
Dans la foulée de l’abrogation de l’arrêt Roe v. Wade, Clarence Thomas a émis la volonté d’abroger d’autres arrêtés qui, selon lui, n’ont rien à voir avec la Constitution : le Griswold v. Connecticut de 1965 consacrant le droit à la contraception, le « Lawrence v. Texas » de 2003 rendant inconstitutionnelles les lois pénalisant les relations sexuelles entre personnes de même sexe et l’arrêt « Obergefell v. Hodges » de 2015, autorisant le mariage pour tous. Toute une « myriade de droits » et autant « d’erreurs », selon les mots du juge, qui doivent être instamment corrigées puisque contraires à la Constitution d’origine.